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« Syndiquez-vous ! » Mobilité et agrégation en politique par Olivier Blondeau

Plus que l’élection elle-même qui a constitué pour beaucoup d’activistes américains, la chronique d’une défaite, annoncée faute de combattant proposant une réelle alternative face à George Bush, c’est probablement dans le mouvement de protestation contre la Convention Nationale Républicaine à New-York en août 2004, baptisé A31-RNC, que se cristallise le potentiel d’innovation à la fois politique, technique et artistique qui s’est exprimé durant toute la campagne électorale américaine.
A31 : un festival urbain de résistance éléctronique

A31 constitue, pour reprendre l’expression du Critical Art Ensemble, un véritable festival de « résistance électronique » à l’échelle d’une ville. Durant ces quatre jours dans une ville placée en état de siège, les rues de New York se sont en effet transformées en un vaste laboratoire d’expérimentation de « médias tactiques » mobilisant des répertoires d’action diversifiés et parfois même assez inattendus. Au-delà de toutes les « presque-déjà-malheureusement-attendues » performances du théâtre virtuel de la « réalité » dont le potentiel de subversion finit lui-même par s’épuiser dans la « consécration culturelle », c’est peut-être du côté des formes émergente de résistance électronique qu’il faut chercher aujourd’hui l’innovation politique et l’insurrection du sens.
A31, c’est surtout une des premières rencontres entre la rue et des activistes des nouveaux médias qui avaient jusqu’à présent trouvé un refuge complaisant dans ces « zones d’autonomie temporaire » que constituait le monde de l’art contemporain, celui des grandes entreprises publiques et privées ou des prestigieuses écoles d’ingénieur américaines.
De la même manière que la « machine » de Gênes était la caméra vidéo qui a marqué un tournant majeur dans le média-activisme, l’image qui restera de ces quatre jours sera probablement celle du téléphone portable et de son appareil photo ou de sa caméra embarqué. Longtemps délaissés, sinon méprisés dans les milieux activistes, le téléphone portable et au-delà toutes les problématiques de la mobilité ont fait à cette occasion leur entrée sur la « scène » de l’hacktivisme. Nouvelle illustration s’il en était besoin de ce précepte renversant de nombreuses théories de l’innovation technologique et énoncé par William Gibbson dans le Neuromancien : « La rue adapte les choses à son usage ».

S’inspirant des pratiques de mobilisation liés aux Flash/SmartMobs (1) , l’initiative Txtmob (2) réalisée à l’occasion des deux Conventions, Démocrate et Républicaine, par le groupe d’activistes Institute for Applied Autonomy (3) est une illustration de cette appropriation de la téléphonie mobile par les mouvements sociaux.
Le principe simple : il suffit de s’inscrire sur une liste d’abonnés pour recevoir directement des informations par SMS sur son téléphone portable. Ainsi, ce dispositif a servi tout au long de la Convention de vecteur d’information permettant de connaître en temps réel les mouvements de la police, de diffuser des informations sur les actions ou de coordonner le travail de l’assistance médicale ou juridique des manifestants. À l’opposé Moport (4) est une interface web réalisée par un autre groupe d’activistes et expérimentée elle aussi lors de la Convention Républicaine à New York. Il s’agissait moins dans ce cas précis de diffuser de l’information entre manifestants que de diffuser en temps réel de l’information sur un site Internet. Ayant recours aux appareils photos et aux caméras numériques embarqués sur les téléphones portables, ce service dédié au activistes fournissait une adresse mail permettant de poster instantanément des photos ou des vidéos sur Internet depuis leur téléphone portable (5). Précisons que certains activistes ont aussi eu recours aux services du site d’archivage gratuit de photographie Flickr en créant une rubrique, un tag pour reprendre le terme consacré, « RNC » (6).
Il convient ici d’être prudent en se demandant une fois de plus s’il ne s’agit pas du dernier gadget à la mode dans le milieu des activistes « branchés » ou même si ces expérimentations ne font pas, une fois encore, le jeu des grandes entreprises (et notamment des opérateurs de téléphonie) en leur permettant d’élaborer à peu de frais, des scénarios d’usage innovants.
Si ces tendances sont indéniablement présentes -et parfois même de manière très consciente sinon instrumentales - dans ces pratiques, il nous apparaît néanmoins nécessaire de se demander si ces pratiques émergentes, notamment dans le domaine de la mobilité, ne marquent pas un tournant important, renouvelant les usages médiatiques de ces hacktivistes.
Pour simplifier le propos, on pourrait dire que ces usages militants de la téléphonie mobile sont en train de « boucler » cette synergie impossible entre les différents réseaux informatiques de circulation de l’information d’une part et la rue d’autre part. D’une certaine manière, ces deux « mondes », possédant chacun leurs propres territoires et leurs propres répertoires d’action (diffusion virale de l’information vs manifestions et actions directes) s’ignoraient. A travers ces pratiques fondées sur la mobilité, l’hacktivisme manifeste sa volonté de se réapproprier la rue, d’inscrire, au sens propre, comme au sens figuré nous allons le voir dans l’exemple suivant, son action dans l’espace public urbain. De ce point de vue, l’exemple de Bike against Bush est emblématique. Reprenant un dispositif -piloté par ordinateur et autotracté (voiture radio-commandée) ou tracté par une voiture- qui permettait de réaliser des graffitis sur la route, le StreetWriter (7) , développé par l’Institute for Applied Autonomy, Joshua Kinberg, étudiant en design et technologies de la Parsons School of Design de New York a prolongé ce concept en installant le dispositif de marquage sur son VTT et en reliant son ordinateur à Internet grâce à un téléphone portable. En se connectant sur son site Internet (8) , chacun pouvait ainsi envoyer un message qui était alors instantanément reproduit sur la route pendant que le cycliste se promenait dans les rues de New York.

L’agrégation de la rue et du cyberspace

Ces pratiques militantes innovantes visant à se réapproprier la rue comme espace d’action et de protestation et fondées sur l’usage du téléphone portable et des technologies liées à l’Internet par radio (Wifi) se sont par ailleurs arrimées à une autre technologie traditionnellement associée au monde des weblog, celle de la syndication de contenu.
Pour illustrer simplement ces pratiques de syndication de contenu, nous pouvons prendre l’exemple de l’expérimentation intitulée RNC Redux (9) (Remix Open Doc) et développé par le Sreensaversgroup et The Thing en coopération avec Indymedia New York, Free Speech TV, Moport, … Cette initiative repose sur une idée finalement très simple : récupérer tous les contenus (sons, images, textes, vidéos …) diffusés sur Internet d’où qu’ils proviennent, d’un blog (y compris audio ou vidéo), d’un site d’information, d’un téléphone portable ou d’une messagerie (type AIM) …, de les ré-agencer ensemble et enfin de les rediffuser sur Internet ou de les projeter dans la rue ou dans différents lieux de New York. C’est ainsi que les SMS postés sur Moport, dont nous avons parlé plus haut, ont été par exemple agrégés à ce dispositif.
D’un point de vue informatif, au sens traditionnel du terme, le résultat n’est pas très « orthodoxe ». Les vidéos ainsi diffusées, loin de reconduire les procédés rhétoriques et dramaturgiques classiques propre au monde des médias audio-visuels, visent à agréger, sans ordre apparent des images, des sons et des mots émanant à la fois d’Internet et de la rue. Le principal intérêt de ces productions est de déstabiliser le régime de vérité des médias fondés sur toute une série de préalables formels relatifs à la qualité des porte-paroles, au contenu des messages et à la forme d’expression …en un mot, « la mythologie du regard moderne », disait Guattari (10) . Les objets médiatiques produits et diffusés par RNC Redux n’avait pas pour vocation de maîtriser et d’imposer de manière autoritaire sa propre structure narrative mais de plonger le spectateur dans une esthétique de la confusion, « assemblant et ré-assemblant des images fragmentaires, laissant leur signification vagabonder librement sur la grille des possibilités (11) ». Exemple assez emblématique de ces pratiques de vidéo recombinante que le Critical Art Ensemble appelait de ses vœux, cette performance à tenter de se constituer comme un agencement collectif et une projection d’univers perceptifs issu du mouvement lui-même en s ‘émancipant de toute velléité de production de matrice interprétative pour permettre au spectateur de décliner ses propres inférences.
Peut-être convient-il de préciser ici que le Screensaversgroup a eu recours, pour réaliser ces objets médiatiques, a une application, baptisée Keyworx . Véritable machine post-médiatique, Keyworx (12) est en effet un environnement logiciel de création multimédia et multi-utilisateurs qui permet d’importer, de synchroniser et de diffuser des contenus multimédias variés en temps réel (13).

Un médiascape tissé dans des fils de syndication

Au-delà des pratiques post-médiatiques liées à la vidéo dans le cadre de ce que nous avions qualifié, reprenant un concept élaboré par Arjun Apadurai, de médiascape militant dans un article intitulé Become The Media ! Du Post-Media au Médiascape (14) , le recours de plus en plus systématique, sur la scène média-activiste, aux technologies de syndication et d’agrégation de contenu marque de notre point de vue une étape politique probablement assez décisive dans cet univers de l’activisme en réseau. Analysant un corpus assez large de vidéos activistes diffusées sur Internet depuis environ cinq ans (environ 2000), nous avions repéré qu’une des failles de cette production audio-visuelle militante, qui entravait leur « devenir commun (15) » pour reprendre une notion développée par Michael Hardt et Tony Negri reposait sur leur dispersion dans leur réseau. Ce que l’on peut considérer comme une faille est aussi la force sur laquelle repose cette production : échaudé par toute forme de centralisation de l’information, chacun de ces espaces de création, de production ou de circulation veille jalousement à conserver sa propre autonomie.

Comment préserver cet espace d’autonomie sans lequel toute forme de création cours le risque de céder aux sirènes de l’institutionnalisation, tout en s’inscrivant dans une démarche commune sans laquelle finalement aucune politique, chacun en est bien convaincu, n’est possible ? Comment, pour reprendre les catégories développées en particulier par Michel De Certeau (16), se doter un territoire propre à partir duquel puisse se déployer une action qui ne soit pas seulement tactique et qui ne consiste qu’à répondre coup par coup à l’adversaire en l’attaquant son propre territoire ?
Notre propos n’est pas de sous-entendre ici qu’il pourrait y avoir une quelconque killer application qui répondrait nécessaire et automatiquement à cette question politique assez fondamentale mais de mettre en évidence les pistes qui sont en train d’être explorées par les activistes du Net aujourd’hui. La syndication de contenu est de notre point de vue une de ces pistes sur laquelle il est nécessaire de mener un travail d’investigation politique et sociologique assez systématique. Profitant de la diffusion du « phénomène blog » et autres CMS (systèmes de gestion de contenu de type Wiki, PhpNuke, Spip, …) dans le monde entier, c’est maintenant l’immense majorité des plateforme militantes ou média-activistes qui proposent aujourd’hui de se « syndiquer » en laissant à la disposition de chacun le fichier rss affecté à leur site. Ces fichiers, qui sont en quelque sorte des fichiers de description des pages web auxquels ils sont affectés, peuvent être implémentés sur la page d’un autre site web permettant ainsi de faire apparaître automatiquement sur un site des informations ayant été publiées sur un autre site. Sans me départir de ma propre autonomie esthétique, politique ou rédactionnelle sur mon propre site mais surtout sans avoir à réaliser un travail souvent fastidieux de repérage et de mis en ligne de contenu en provenance d’autres sites, je peux entretenir des liens étroits avec les communautés dont je me sens proche (sans avoir nécessairement envie d’y appartenir). Ces fichiers rss peuvent par ailleurs implémentés dans des lecteurs de fil de syndication, logiciels permettant de recevoir automatiquement et en temps réel sur son propre ordinateur les dernières actualisation des sites ont été préalablement repérés. Plus besoin donc de se livrer, à un intervalle plus ou moins régulier, à une fastidieuse revue de Web en allant de site en site. Il suffit de coller le lien versi fil de syndication dans un agrégateur de contenu pour recevoir en temps réels les dernières mises à jour du site ou les commentaires qui ont été postés dans les forums.

La deuxième raison qui doit nous encourager à ce travail de repérage et d’analyse tient à l’extrême variété des usages associés à la syndication. On peut citer ici les pratiques, particulièrement innovantes liées à la mobilité comme nous l’avons fait plus haut. Mais il convient surtout de mettre en évidence les pratiques là encore très innovantes liées à l’économie générale du réseau au-delà de la mouvance militante au sens strict du terme. L’initiative développée par Creative Commons (17) , Our Media (18) et Archive.org (19) est, de ce point de vue, particulièrement intéressante et se pose comme un véritable détournement des Digital Right Management développé par les industries culturelles pour freiner la propagation de contenu sous droit sur Internet. « Mettre un fichier en ligne » jusqu’à présent consistait à ouvrir son client ftp (petit logiciel permettant de transférer un fichier sur une machine distante) et à transférer le fichier sur le serveur. La communauté Creative Commons, réunie autour du juriste américain Lawrence Lessig a développé un nouveau client ftp, baptisé ccPublisher (20), permettant non seulement de transférer un fichier sur un serveur (en l’occurrence celui d’Archive.org ou de Our Media) mais surtout de lui associer un autre fichier de description incluant tout une série d’informations dont sa notice de droit d’auteur générée par le logiciel. Le créateur glisse sa production sur l’icône du logiciel, une fenêtre s’ouvre et lui demande de remplir un certain nombre de champs de description et de générer une licence juridique. Une fois que tous les champs sont remplis, le fichier contenant son travail, associé à son fichier de description est immédiatement transféré sur le serveur distant.

Syndiquez vous ou le devenir commun des subjectivités politiques

Le phénomène des weblog a fait coulé depuis quelques mois beaucoup d’encre. Parmi toutes les explications données cependant rares sont celles qui permettaient de comprendre la spécificité de ce que l’on a pu qualifier de « blogosphère ». Il serait inconséquent et probablement assez grave d’un point de vue politique de définir le blog comme un « journal intime » publié sur Internet. Ce phénomène, loin d’être une nouvelle manifestation d’un individualisme fondée sur la décomposition, repose de notre point de vue sur cette articulation technique, rendue transparente par la syndication, entre intimité et « ex-timité » pour reprendre une expression développée par Laurence Allard. La « blogosphère » n’est pas une juxtaposition de journaux intimes mais un espace médiatique qui permet à des subjectivités d’exister sur un territoire qui leur est propre, tout « tirant des fils » entre elles et leur permettant de se constituer autour d’une subjectivité politique et esthétique qui leur soit à la fois propre et commune. Ce n’est jamais moi qui décide que quelqu’un va se « syndiquer » avec moi. C’est toujours l’autre qui décide de le faire et réciproquement.

L’hypothèse que nous souhaiterions avancer au terme de cette petite note d’intention pourrait être, de manière probablement un peu provocatrice, la suivante : la syndication n’est-elle pas une des machines de ce devenir commun de minorités, désormais tellement minoritaires qu’elles en deviennent seules.

--------------------- Notes --------------

1. Cf. Rheinhold, Howard, Smart Mobs. The next social revolution, Perseus Publishing, 2002
2. Le site de Txtmob : http://www.txtmob.com/
3. le site de l’Institute for Applied Autonomy : http://www.appliedautonomy.com
4. Le site Moport : http://www.moport.org
5. Voir les archives de Moport à l’occasion de la Convention Républicaine : http://www.moport.org/rnc_moport.php
6. Le tag « RNC » sur Flickr : http://www.flickr.com/photos/tags/rnc/
7. Voir le StreetWriter de l’Institute for Applied Autonomy : http://www.appliedautonomy.com/sw.html
8. Le site de Bike against Bush de Joshua Kinberg : http://www.bikesagainstbush.com/
9. La page consacrée au projet RNC Redux sur le site de Screensaversgroup : http://screensaversgroup.org/projects/rncredux/
10. Félix Guattari, La révolution moléculaire, 10/18, Paris, 1977, p.370
11. Critical Art Ensemble, La résistance électronique et autres idées impopulaires, Edition de l’Eclat, Paris, 1997, p. 49-68
12. Cette application est développée sous une licence libre par la Waag Society d’Amsterdam, proche des milieux hackers neerlandais de Hippies from Hell à l’origine de la manifestation Hacking for Large (HAL)
13. Description du logiciel Keyworx de Waag Society : http://www.keyworx.org
14. Olivier Blondeau, Become The Media !Du Post-Media au Médiascape, à paraître dans la revue Chimères, http://www.freescape.eu.org/biblio/article.php3?id_article=214
15. Michael Hardt et Tony Negri, Multitudes, guerre et démocratie à l’âge de l’empire, trad.fr, La Découverte, Paris, 2004
16. De Certeau, Michel, L’invention du quotidien. Arts de faire, tome I, Gallimard, Folio Essai (réédition), Paris, 1990, p. 57 à 63
17. Le site Creative Commons : http://creativecommons.org
18. Our Media, the Global Home for Grassroots Media : http://ourmedia.org
19. Internet Archive : http://www.archive.org
20. L’application ccPublisher 1.0 : http://creativecommons.org/weblog/entry/5193

Cette création est mise à disposition selon le Contrat Paternité – Pas d'Utilisation Commerciale - Partage des Conditions Initiales à l'Identique, disponible en ligne http://creativecommons.org/licenses/by-nc-sa/2.0/fr/ ou par courrier postal à Creative Commons, 559 Nathan Abbott Way, Stanford, California 94305, USA.

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